Les longues files de voitures, sous l’étouffant soleil estival, et les embouteillages monstres qu’elles provoquent sont entrées dans le paysage urbain libanais. Idem pour les coupures d’électricité que les générateurs de quartier et d’immeubles ne sont même plus en mesure de compenser du fait de la pénurie de mazout. Ce tableau n’est qu’une illustration de l’effondrement économique et social qui s’est abattu sur le pays et qui touche tous les secteurs vitaux, avec, en arrière-plan, la levée des subventions qui soutiennent jusque-là la consommation de carburant et de combustible. L’immobilisme de ceux qui détiennent encore le pouvoir politique face à ce désastre dont ils sont responsables a déjà été qualifié de criminel. Mais rien n’y change.
D’inaction en mesures exceptionnelles partielles et provisoires rien ne permet d’envisager le bout du tunnel. La dernière initiative en date concerne la décision de réduire l’ampleur de la subvention sur le carburant : au lieu de continuer de s’acquitter de leur facture au taux « officiel » de 1500 livres pour un dollar, les importateurs le feront désormais à celui de 3900 livres pour un dollar. Ce, alors que le taux de change réel a dépassé le seuil des 17000 livres.
Officiellement, il s’agit d’atténuer un peu la pression sur une population au bord de l’explosion, qui continue toutefois jusque-là de se comporter civilement. Mais dans le discours officiel prévaut surtout l’idée qu’il faut « préserver les réserves » restantes de la Banque centrale, seules garantes de la capacité du Liban à importer ses besoins essentiels, dont les produits pétroliers. L’objectif ultime étant de lever des subventions trop coûteuses. Cette approche prévaut depuis que le gouverneur de la Banque centrale a affirmé ne plus être en mesure de soutenir longtemps le coût des subventions. Elle est aussi réductrice que trompeuse.
Même si le montant exact des avoirs en devises restants à la Banque centrale n’est pas connu, il est évident que la politique actuelle est insoutenable. Il ne s’agit pas d’une politique de subventions à proprement parler, car les subventions sont en principe décidées dans le cadre d’un budget national, voté par le Parlement. Rien de tel en l’occurrence. Ce qu’on nomme subventions n’est que la continuité de la politique monétaire mise en œuvre par la Banque centrale dans les années 1990 qui a consisté à fixer le taux de change entre la livre et le dollar, malgré sa surévaluation croissante manifeste. Cette parité a subventionné de facto la consommation des Libanais pendant près de trois décennies. Aujourd’hui, cette politique est réduite à quelques lignes d’importations, mais la logique est la même. A la différence près que son coût est désormais visible et scruté par tous : la baisse des avoirs en devises de la BDL qui totalisent moins de 14 milliards de dollars au meilleur des cas, contre 32 milliards début 2019. Alors que le coût de la politique prévalant jusque-là était soigneusement masqué dans les bilans de la Banque centrale jusqu’à ce que son ampleur apparaisse au grand jour après l’éclatement de la crise : le trou est de plus de 60 milliards de dollars, soit davantage que la taille de l’économie avant-crise, du jamais vu à l’échelle mondiale.
Concentrer le débat public – si ce terme a encore un sens tant le paysage médiatique est saturé de propagande – sur le coût des subventions relève donc au mieux de l’aveuglement, au pire de la tromperie. Il est évident que la poursuite du dispositif actuel est intenable. Mais lui attribuer exclusivement la responsabilité de la baisse des « réserves » masque opportunément une réalité tout autre : entre octobre 2019 et octobre 2020, la baisse des avoirs en devises a été de 13 milliards de dollars, alors que les subventions n’ont pas dépassé les 5 milliards. La différence, ce sont les transferts autorisés de façon discrétionnaire en l’absence de loi sur les contrôle de capitaux. En d’autres termes, dans une pure logique de gestion de la rareté, certains sont ouvertement favorisés par rapport à d’autres. Certains détenteurs de grands comptes ont été privilégiés par rapport au Libanais lambda, obligé de subir les pénuries.
Cela dit, la politique actuelle de « subventions » doit être revue de toute urgence. Outre le fait qu’elle soit exécutée en dehors de tout cadre budgétaire, elle est tout aussi inefficace qu’inéquitable. Beaucoup a déjà été dit sur le sujet : tant que le différentiel de prix perdurera, la contrebande se poursuivra, et aucune force armée, ne pourra l’empêcher. Cette contrebande massive accroit les tensions sociales qui menacent d’exploser à tout moment. Ces « subventions » à spectre large ne différencient pas entre le conducteur d’un gros 4X4 ou d’une berline qui a les moyens de se payer un chauffeur et des pleins, et le simple soldat qui a tout juste de quoi remplir son réservoir pour rejoindre son lieu d’affectation à l’autre bout du pays. Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), seuls 6 % des subventions aux transports au Liban aboutissent dans les poches des 25 % les plus pauvres de la population, tandis que le quartile le plus riche en reçoit 55 %. Les subventions entretiennent les cartels qui monopolisent la distribution de combustibles et de carburants dans le pays dont la collusion avec les détenteurs du système de pouvoir en place n’est plus à démontrer. Enfin, elles justifient la multiplicité des taux de change qui rend impossible toute projection contractuelle à la base de l’économie. Elles entravent les mécanismes d’ajustement quantitatifs, bien qu’en matière d’essence par exemple, l’élasticité de la consommation par rapport au prix soit très difficile à mesurer en l’absence de transports en commun : toute levée des subventions sur l’essence devra être accompagnée immédiatement par la mise en place d’un réseau de transports en commun.
Dans l’état actuel du paysage politique libanais dominé par une oligarchie à composante confessionnelle, affairiste et milicienne, il est vain de débattre des options de politiques publiques tant l’approche qui prévaut est celle du très court-terme, sans considération aucune pour son impact économique et social sans précédent. Reste l’affirmation des grands principes qui doivent présider à une approche alternative, que seul un gouvernement indépendant du système actuel est en mesure de porter.
Il s’agit en effet de proposer une alternative et non pas de se laisser enfermer dans le faux-débat de la levée ou pas des subventions, alors que ces dernières ne sont qu’un symptôme de la crise. Cette approche passe d’abord par le recensement exhaustif des avoirs dont dispose encore le Liban, ce qui suppose de décréter les liquidités en devises de la Banque centrale, ainsi que l’or, « réserves stratégiques nationales ». Leur préservation et leur éventuelle allocation doit s’inscrire dans un plan multi-annuel de retour à la croissance et d’apurement des pertes dans le système financier qui permettra le déblocage de nouvelles lignes de crédits internationales, dans le cadre d’un programme du FMI.
Ce plan global comportera une politique d’assistance directe aux plus vulnérables destinée à compenser l’impact inflationniste de la libéralisation (gérée) du taux de change avec une composante de subventions ciblées et une autre d’allocation directes en numéraire. Des lois de subventions viseront en priorité l’importation du blé ; le fuel à destination des établissements industriels, agricoles, artisanaux et autres, ce qui suppose également de mettre en place un mécanisme d’adjudications permettant les économies d’échelle et limitant les intermédiaires ; les médicaments pour les maladies chroniques, certains médicaments à déterminer, et des équipements médicaux à déterminer, ce qui suppose de mettre en place une structure transparente d’évaluation des besoins associant pouvoirs publics, professionnels de santé, secteur privé, et observateurs neutres externes.
Des allocations directes en numéraire, soutiendront quant à elle la consommation des plus démunis. Celles-ci ne doivent pas servir à renflouer le système clientéliste mais au contraire contribuer à constituer une base de données nationale à travers le recours à des techniques de ciblage par catégorie et le recours aux nouvelles technologies numériques sur le modèle de la plateforme pour le Covid et un contrôle institutionnel qui renforce l’administration tout en garantissant des mécanismes de contrôle et de la transparence.
L’approche d’assistance ne peut être que provisoire et celle qui doit prévaloir est celle de l’affirmation de droits sociaux garantis par l’Etat. En ce sens l’instauration d’une couverture maladie universelle est une priorité. Elle assurera un besoin fondamental de la population et servira de base à la révision du système de protection sociale dont l’archaïsme n’a servi qu’à faciliter la captation de ressources publiques dans une logique clientéliste.
Si débat il doit y avoir sur les subventions de l’essence, du fuel et des autres produits indispensable, c’est donc nécessairement dans le cadre d’une approche globale qui vise à sauvegarder la société libanaise plutôt que de continuer dans l’accompagnement de sa désintégration.